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La dépêche du CATC - ARTICLES ET FORMATIONS PROPOSEES

Dépêche / Novembre 2015

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Littérature et MTC


Ghyslaine Le Moulec propose une série d'articles sur le thème "Comment lire Guénon". En voici le troisième épisode.

 

 Pourquoi Guénon et le soufisme ?

 

Bien que son travail ait montré l’existence d’un noyau de vérité commun à toutes les religions du monde (notion retrouvée chez beaucoup de maîtres ou d’êtres spirituellement réalisés), René Guénon s’est engagé dans l’Islam ; certes un Islam ésotérique, d’un ordre purement intellectuel(1) représenté par l’enseignement du Sheikh ibn Arabi dont l’œuvre repose sur la notion d’unité essentielle de l’Être et les moyens d’accéder à la “Connaissance pure”.

 

Guénon n’eut de cesse de démontrer que la dégénérescence de l’héritage métaphysique de l’Occident moderne avait provoqué sa décadence, ce qui peut expliquer qu’il se tourna vers l’Orient.

 

Un an après le décès de sa femme, il quitta la France pour le Caire à la recherche de manuscrits soufis à traduire, cette occasion est peut-être l’une des raisons de ce choix de voie spirituelle. S’il avait rejoint un autre pays, peut-être aurait-il pu se tourner vers le Bouddhisme ou l'Hindouisme par exemple. René Daumal disait à son propos : "Lorsqu'il pense le Véda, il est le Véda” (n°2 de la revue Le Grand Jeu).

 

En tout cas, s’en était fini de l’Occident, peu propice à la voie contemplative(2) et il demeura en Égypte jusqu’à sa mort en 1951.

 

Dans ce monde occidental où, depuis le siècle des lumières, l’espérance du bonheur sur cette terre a remplacé l’espérance divine, il semble que Guénon n’avait plus sa place.

 

Même s'il nous a mis en garde vis-à-vis du danger que représente le fait de changer de voie de réalisation spirituelle, l’hostilité que son œuvre a soulevée, a montré à quel point l’Occident était loin d’une vision spirituelle du monde ; sa conversion semble inévitable, faute d’avoir trouvé dans l’Occident chrétien un cadre satisfaisant et véritablement initiatique.

 

Nous emploierons le terme “soufisme”, mais d’après Guénon, “il a été forgé par les occidentaux pour désigner l’ésotérisme islamique alors qu’il peut être appliqué à toute doctrine ésotérique et initiatique, à quelque forme traditionnelle qu’elle appartienne.” (in Ésotérisme islamique et Taoïsme).

 

 
Le “Soufisme” donc, a représenté la meilleure façon pour lui de pratiquer, d’expérimenter  véritablement ce en quoi il croyait. De plus, de son point de vue, le chemin de la réalisation spirituelle ne pouvait passer que par l’initiation, non pas par une révélation soudaine, mais par une initiation de maître à disciple. C’est ce que recommande la pratique soufie aux aspirants : se placer sous l’obédience d’un guide spirituel (d’ailleurs appelé “le médecin de l’âme” et aussi “serviteur” car il est au service de ses disciples). Le Tassawuf (ou soufisme) implique la guidance d’un maitre, il n’est pas une philosophie ; les écrits métaphysiques d’Ibn Arabi par exemple, ont toujours une portée initiatique. Il n’y a pas dans le soufisme de doctrine sans expérience.

 

René Guénon : “L’initiation proprement dite consiste essentiellement en la transmission d’une influence spirituelle, transmission qui ne peut s’effectuer que par le moyen d’une organisation traditionnelle régulière, de telle sorte qu’on ne saurait parler d’initiation en dehors du rattachement à une telle organisation. Il est dès lors facile de comprendre l’importance capitale que toutes les traditions attachent à ce qui est désigné comme la “chaîne” initiatique (silsilah), c’est à dire à une succession assurant d’une façon ininterrompue la transmission dont il s’agit… ” (Propos recueillis par Joseph Malsi).

 

Guénon ajoute que “la discipline initiatique n’est point affaire d’érudition”.

 

A cela, nous pouvons ajouter l’étonnante concordance des propos soufis avec les propos et les concepts que Guénon a puisé dans la Tradition et exposé tout au long de son œuvre. Pour ceux qui sont familiers des écrits de Guénon, voyons quelques citations de divers auteurs pour corroborer ceci plutôt que de les paraphraser :

 “En réalité, au-delà d’emprunts historiques indéniables, les analogies entre les doctrines et les pratiques de spiritualités différentes sont dues aux invariants de l’expérience psychologique et spirituelle de l’être humain” (in Le Soufisme – Éric Geoffroy).

“La base est l'Un, le centre du cercle…”*

“L'islam est toujours fondé sur l'Intention et la paix du cœur”*

“Le soufi qui vit non seulement l'islam à la lettre, mais surtout dans l'esprit…”*

”L'homme a été vidé de ses références intérieures, de sa spiritualité”*

“ La voie de la non-violence n'est pas la voie de la passivité”* (*Le soufisme cœur de l'islam - Cheik Bentounès).

“La vie moderne (…) est peu propice à la contemplation et la pression de la société pousse à l’activisme” (in Le Soufisme – Éric Geoffroy)

“C’est une voie d’éveil (le soufisme) destinée à développer les états de conscience supérieurs de l’être, à partir de la vie quotidienne, du monde des formes et des rites. (...) Pour les Soufis, la Réalité ne saurait se réduire à ses apparences ” (in Le Soufisme – Éric Geoffroy).

“La spiritualité concerne les choses de l’Esprit ; elle envisage que le monde matériel, sensible, doit être compris et régi à partir du monde spirituel ou métaphysique. Toute religion véritable instaure donc la précellence de l’esprit sur la matière.” (in Le Soufisme – Éric Geoffroy).

René Guénon lui-même : “Les maîtres sont au service de l’Absolu, donc de toutes choses car seul la nafs (l’égo) ne se plie pas à l’obéissance et les Maîtres ont pacifié la leur”.

“Les maitres soufis ont écrit des textes pour que leur énergie spirituelle transparaisse à travers les lignes et atteigne directement la conscience intérieure du lecteur”.

“Le message  qui transparait  dans Le langage des oiseaux, célèbre poème épique, est que la clef des mystères de Dieu et de l’univers se trouve dans la connaissance du soi” (in Le Soufisme – Éric Geoffroy)

“Pour les Soufis, l’argumentation rationnelle (…) ne permet pas d’atteindre la certitude issue de la contemplation” (in Le Soufisme – Éric Geoffroy).

Les religions principales ne remplissent plus leur rôle et ne cessent de se combattre :

“Il est d’ailleurs surprenant et douloureux d’observer que ces trois religions (Islam, Judaïsme et Christianisme), issues d’un même creuset spirituel aient pu générer, depuis des siècles, autant d’incompréhension et d’intolérance entre elles.” (Cheik Bentounès – Le Soufisme cœur de l’Islam).

“Il est regrettable que la dimension ésotérique du message chrétien soit délaissée et ait laissé place à une image de voie mystique castratrice et culpabilisante ; cela empêche beaucoup de gens de connaître leur vraie nature.” (Michel Laurent)

 

Beaucoup d’autres affirmations sont communes mais arrêtons là les citations, continuer serait fastidieux et rébarbatif.

 

René Guénon fut donc rattaché à la confrérie islamique orthodoxe de Hamidiyyah Shadhilyya du Caire et il devint “Shaykh (maître) Abd (le serviteur)-al-Wahid (l'unique) Yahyâ (le vivant ou donnant la vie)”, donc nom qui signifie “Maitre, serviteur du Dieu unique ou du vivant”.

 

Le Soufisme, bien qu’étant la véritable branche ésotérique de l’Islam fut et est encore décriée et rejetée par beaucoup de musulmans. Les maîtres soufis ont souvent été pourchassés, mais Guénon a rejoint cette branche ésotérique encore vivante qui répondait le mieux à ses aspirations et qui rendait possible leur mise en œuvre.

 

Il a aussi insisté sur le fait que le soufisme n’est pas une voie mystique(3), voie radicalement opposée à ce qu’est une voie initiatique(4).

 

Un autre aspect du soufisme devait bien satisfaire à la nature de Guénon : si son exigence a parfois été taxée d’intransigeance, son refus des compromis révélait son extrême authenticité, sa parfaite sincérité. Ses amis ont maintes fois souligné ses nombreuses qualités humaines : bonté, bienveillance, délicatesse, douceur, son caractère en retrait. Sans doute s’est-il senti “chez lui” et s’est-il accommodé aisément de l’atmosphère poétique, de cette reconnaissance de la beauté et de cette douceur qui caractérisent le soufisme, ainsi que de ses textes magnifiques. La formulation de la doctrine soufie n’est que poésie et le combat n'est qu'amour. 

 

Si l’œuvre de Guénon est hors norme, sa vie fut calme, paisible, tout entière consacrée à sa quête spirituelleIl a, par son action, créé un pont entre Orient et Occident : reconnu par les occidentaux comme par les musulmans, il a révélé à tous l’expression d’une doctrine métaphysique et initiatique qui est celle de la Vérité unique et universelle. En même temps, il a  œuvré à la diffusion des notions essentielles à la compréhension de l’Islam par des occidentaux et parfois par des orientaux oublieux de leur religion.

 

Ses écrits au langage particulièrement clair et précis, sont un véritable mode d’emploi pour s’affranchir de tous les travers de la modernité, pour nous indiquer comment essayer de retrouver notre chemin, museler notre égo et ainsi atteindre la noblesse comportementale qui sied aux “connaissants”, comme disent les soufis.

 

René Guénon est un précurseur tout en étant le serviteur du Principe, expliquant l’Islam dans sa finalité et  sa beauté.

 

D’ailleurs, il a maintes fois montré cet aspect à la fois modeste et exigent : “Personne ne peut jamais se dire çufî, si ce n’est que par pure ignorance, car il prouve par là-même qu’il ne l’est pas réellement, cette qualité étant nécessairement « un secret » (sirr) entre le véritable çufî et Allah (…), état absolument permanent et inconditionné, au-delà des limitations de toute existence contingente et transitoire, qui est l’état du véritable çufi”. (in Ésotérisme islamique et Taoïsme).

 

Abd al-Wahid Yahya (René Guénon) est mort en Égypte, musulman orthodoxe, wali (saint) pour les musulmans.

 

De nos jours, Guénon est considéré par les Soufis comme un maitre et par les occidentaux comme une référence.

 

Lire sur ce sujet : Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme, par René Guénon / Gallimard

 

N.B. De nombreuses citations ont été empruntées principalement à deux ouvrages qui sont deux ouvrages de référence pour qui commence à s'intéresser au soufisme. Nous les avons choisi sur les conseils éclairés d'un “muride” (élève, aspirant) soufi déjà bien avancé semble-t-il, Hamid, que nous remercions vivement.

 

Ghyslaine Le Moulec, enseignante au CATC

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Notes

(1) Intellect : Modalité informelle de l’être, en correspondance de nature avec sa dimension céleste ; l’Intellect est ce par quoi s’opère la réalisation de l’être en esprit. Il appartient donc à la dimension supra individuelle de l’être.

(2) Contemplation : état psychique d’ouverture à l’influence de l’Esprit produit par le domaine supramental. 

(3) une voie mystique pourrait être le fruit d'une illumination par exemple.

(4) une voie initiatique  demande de recevoir un enseignement de maitre à disciple.