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La dépêche du CATC - ARTICLES ET FORMATIONS PROPOSEES

Dépêche / Septembre 2016

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Littérature et MTC

selon Guénon - article 7

Société traditionnelle et société profane

 

Ce fut l'un des objectifs de René Guénon de dénoncer les travers de la modernité et de la comparer à ce qui est traditionnel, y compris en ce qui concerne les sociétés humaines. Beaucoup ont considéré que Guénon était nostalgique d'un passé, d'une époque qui aurait été meilleure et plus juste. Mais il ne défendait aucune idée personnelle, nous l'avons déjà écrit ; il fut le transmetteur de cette Tradition qui est de toute éternité. Bien que très différentes les unes des autres, les sociétés traditionnelles possèdent un critère commun : le sacré. Il était leur préoccupation majeure et tout s'organisait autour de lui. La raison d'être des sociétés traditionnelles est d’ordre métaphysique. Une société dite traditionnelle est le contraire d'une société profane.

Une société profane (comme la nôtre) est fondée sur la "négation de l'intuition intellectuelle", opposée à "toute spiritualité vraie", réduite dans tous les domaines aux "seuls éléments purement humains" (1). Guénon pensait que dans cette période du Kali-Yuga (2), la difficulté pour un être humain est d’être à sa place. Dans les sociétés traditionnelles existaient des castes qui justifiaient la place de chacun. Castes aujourd'hui dénaturées, falsifiées dont il est légitime de nos jours de se méfier car les authentiques ont disparu. Il n’en demeure pas moins que cette notion de caste repose sur des considérations traditionnelles indéniables. Elles étaient fondées sur l'idée qu'à la naissance, chacun bénéficie d'une certaine nature, bénéficie de certaines dispositions. Être à sa place, c'est être en accord avec ces dispositions et les mettre au service d'un collectif, et non l’inverse; c'est pouvoir faire quelque chose de sa vie, dans le cadre qui est le nôtre et dans une perspective qui nous dépasse. En réalité, il n'y a pas de condition basse ou élevée, il faut juste être "à sa place", être en situation de faire ce pourquoi on est fait et d’avoir accès, selon ses capacités naturelles, à l'influence céleste. La société traditionnelle est organisée pour que tous les actes de la vie prennent leur sens dans la perspective de la réalisation de la conscience de l’âme et de retrouver notre chemin vers l'Esprit. 

Mais, actuellement, il est très difficile de trouver sa place dans un monde où tout est nivellé par le bas ; l'Occident a imposé partout "ses habitudes mentales et corporelles, afin d'uniformiser le monde entier" (Le règne de la quantité). Dans une société traditionnelle, l’individu n’est pas du tout au centre de celle-ci, il y participe selon des rites, des modalités, etc. Actuellement, c'est exactement le processus inverse. On fabrique de la dépendance et c’est la collectivité qui est au service de l’individualité. "Société où tout est tellement individualisé et pulsionnel, où l'individualisme est préféré à l'esprit collectif. Les bourgeois ne savent plus travailler, ils veulent faire de l'argent avec de l'argent (la Bourse)… Nous avons perdu les savoir-faire, donc les savoir-vivre, donc c'est contrefaire" (Robin Renucci, Boomerang, France Inter).

Nous sommes mitraillés par une multitude d’informations sans lien entre elles, ce qui provoque une narcose collective. Notre société exalte le désir, suscite l'envie, si bien que désirer et consommer, sont devenus synonymes de vivre. Déjà, Lao Tseu disait "garde le peuple du désir". Il considérait même que "le plus grand crime est d'exciter l'envie…". "La civilisation moderne vise à multiplier les besoins artificiels" affirme Guénon. Ce qui s'oppose radicalement à la conception d'une société traditionnelle dans laquelle les rituels adaptés à la société concernée, étaient là pour permettre la réception d’une influence céleste par le psychisme individuel et collectif. Dans une société traditionnelle, l'artisanat, l'art, l'architecture, la médecine, la guerre, la chevalerie, les ouvriers, les paysans, tout était lié au sacré. Il n'y avait pas de profane puisque tout était sacré. L'art traditionnel n'était pas un ornement ou une décoration, mais renvoyait au divin. 

Les bâtisseurs respectaient certains rituels : que ce soit une maison, un palais, un pont ou un temple, ils n'étaient jamais construits au hasard, mais de façon rituelle, en fonction de certaines orientations symboliques, de courants telluriques et de conjonctions astrales. Inutile de préciser la différence avec nos constructions modernes. L'art de bâtir était lui aussi sacré. Tout devait être en harmonie avec l'universel pour être en lien avec le divin. La mort même, n'était pas considérée comme un malheur absolu, une désagrégation définitive comme dans nos sociétés actuelles. Les anciens Mongols, les Celtes, les Vikings, les Incas, pensaient que l'existence n'était qu'un simple passage, que la mort n'était qu'une porte vers un ailleurs métaphysique, parce qu'ils savaient de façon indubitable que la conscience survivait à la disparition de ce corps physique. Pour beaucoup d'entre nous,  l'être humain se limite à son corps et à ses pensées, tout doit être rationnel et la spiritualité est affaire de croyance. L'existence des sociétés traditionnelles témoigne de ce que l'essence de l'homme n'est pas la rationalité comme le pense la modernité qui met "la raison au-dessus de tout" jusqu'à "faire de cette faculté purement humaine et relative, la partie supérieure de l'intelligence, ou même d'y réduire celle-ci toute entière". (La crise du monde moderne).

La vraie nature de l'homme échappe à notre monde sensible : elle est pourtant l'essentiel ; toutes les sociétés avant la modernité, se sont ordonnées autour d'elle et l'ont intégré. René Guénon : "Toute société humaine a besoin de règles et de lois pour pouvoir vivre". Loi dont le but est la Voie. D'autres que Guénon ont relayé le même message : "Toute société sans transcendance, habitée par une civilisation à dominante matérialiste et dirigée par les seules forces financières, est, à terme condamnée". (Lettre à un Inuit de 2022 – Jean Malaurie).

L'Occident est persuadé que l'alphabétisation est un progrès à imposer, mais Coomaraswamy a raconté que les  paysans illettrés de son enfance connaissaient de mémoire des épopées entières. Dans de nombreuses civilisations traditionnelles les textes sacrés ou canoniques étaient connus par cœur, sans aucun support écrit, et récités de mémoire ; c’est dire la quasi perfection des fonctions de mémorisation des anciens. Que dire des traductions écrites successives des textes anciens de MTC ? Nous pouvons légitimement nous demander si il y a encore des sociétés traditionnelles aujourd'hui. Elles sont liées à une certaine époque et à un certain lieu. L'ancien Tibet constitue un exemple de société qui a longtemps échappé à l'emprise de la modernité et a donc pu demeurer jusque récemment centrée sur le sacré, où la contemplation prédomine sur l'action. Plus avant, "l'ancienne égypte n'avait pas de religion d'après les témoignages inscrits pendant plus de quatre millénaires : elle était toute entière la religion dans son acception la plus large et la plus pure (René Adolphe Schwaller de Lubicz). De nos jours, certains orientaux veillent encore à garder l'intégrité de la Tradition. Mais en Occident, ne faisons-nous pas tout pour nous "intégrer", pour nous "adapter" à la modernité ? "Ce n'est pas un gage de bonne santé que d'être parfaitement intégré dans une société profondément malade" a dit Krishnamurti. Si nos sociétés restent égales à elles-mêmes, elles sont vouées à disparaître – ce qui est tout à fait conforme au Kali-Yuga2.

 

1 Ce qui est entre guillemets est ce qui a été écrit par René Guénon

2 Kali Yuga : voir les deux précédents articles dans la Dépêche