Mot du président : concept et Tradition.
Je me souviens d’un cours de classe de terminale philosophie (A à l’époque) pendant lequel notre professeur nous avait parlé de la notion de concept. Et pour illustrer son propos il nous avait dit : « par exemple, le concept de chien n’aboie pas ! »
A l ‘époque je n’avais pas mesuré la véritable portée de cet exemple, n’étant pas particulièrement versé dans les doctrines extrême-orientales.
Aujourd’hui, tenant le gouvernail d’une école de médecine traditionnelle chinoise, il m’arrive d’avoir à répondre à des questions d’étudiants qui cherchent à comprendre où peuvent les mener la compréhension des concepts traditionnels comme celui de domaine de manifestation formelle, de manifestation informelle, de non-manifesté, de subtil et de grossier, de substantiel et de non-substantiel, etc...
Dans le cadre de la quête de ce Graal que représente « la Connaissance », ils ne voient pas toujours l’intérêt de travailler mentalement à la compréhension de ces concepts car ils pensent, à juste titre d’ailleurs, que le mental ne peut accéder à la Connaissance de la Vérité Ultime.
Ce qu’il est vraiment important de comprendre c’est que le concept, dans le cadre des études traditionnelles, ne mène pas au concept ; son rôle est de « pointer » vers la vérité, sans y mener. Un peu comme un poteau indicateur qui vous indique la direction mais qui ne vous conduit pas où vous souhaitez aller.
Le concept de chien n’aboie pas… parce que le concept de chien n’est pas un chien.
L’homme, dans sa quête de la connaissance, est amené à fabriquer plusieurs sortes de concepts : ceux qui pointent vers la vérité, ceux qui pointent vers des contrefaçons de vérité, et ceux qui ne pointent nulle part, un peu comme des pancartes qui indiqueraient des directions ne menant à rien. Notre époque, avec tous ses causeurs médiatisés qui se prennent pour des philosophes, foisonne des deux dernières catégories.
La théorie fondamentale de la médecine chinoise est constituée de concepts exprimés en mode traditionnel et ceux-ci pointent vers la Vérité. C’est pour cette raison, et uniquement pour cette raison, que la MTC peut recevoir le titre de médecine « Traditionnelle ».
Que veut dire « exprimé en mode traditionnel » ? Cela signifie que les informations qui constituent la structure du concept reposent sur la notion de limite relative, c’est à dire incluent implicitement la notion de relativité prenant en compte ce qui est formulé et qui définit ses limites, mais en lien avec ce qui le dépasse, c’est à dire le « tout autre ». Par exemple si je parle des substances grossières, je me situe implicitement dans un contexte conceptuel qui a sa propre structure, en lien avec tout ce qui n’est pas lui, que nous appellerons le « tout autre que grossier ».
L’enseignement de la constitution de l’individualité humaine, nécessaire à la compréhension profonde de l’acte de soin, et des liens que celle-là établit avec ce qui la dépasse, est un des concepts majeurs de la doctrine médicale extrême-orientale. C’est pour cette raison que ce concept doit être enseigné avec toute la rigueur qui soit, en évitant les pièges tendus par les gardiens du new-âge et les pseudos représentants d’une tradition qui ne ressemble plus qu’à un os ayant perdu sa « substantifique moelle ». Par exemple parler de théorie des organes entrailles pour parler de ce qui constitue la physiologie traditionnelle chinoise montre une méconnaissance totale de ce dont il s’agit, et je dirais même une subversion pure et simple. Mais le Kali Yuga (âge sombre) nous a déjà bien habitué à ce genre de contrefaçon. Toujours dans le domaine de la physiologie, quand des enseignants reprennent les concepts occidentaux d’énergie et de matière, nous assistons au même fourvoiement. Et il en va de même pour les concepts de symbole, d’emblème, de conscience, d’esprit, de mental, de psychisme, de corporéité, etc… Nous pourrions comme cela établir tout un inventaire de concepts erronés véhiculés par les ténors les plus estimés de la MTC.
Même si d’un point de vue traditionnel, le Maître enseigne surtout par le silence, son enseignement utilise des mots et s’appuie sur deux paramètres essentiels : des concepts cohérents et spécifiques, ainsi que la lecture des livres canoniques.
Le lien entre les deux est le suivant : les concepts cohérents permettent de préparer le terrain. En effet, dans le cheminement de la conscience, la vocation du concept est sa propre destruction. Ce qui revient à faire sauter la limite de compréhension. Mais encore faut-il que le concept soit « structuré » pour permettre cette autodestruction. Celle-ci pourra se produire sous l’influence des informations véhiculées dans les ouvrages des pères spirituels que sont Lao Tseu, Lie Tseu, et Tchoang Tseu, pour ne citer que les plus connus,
Le problème de nombre de personnes qui travaillent la MTC à notre époque, c’est qu’elles n’ont pas reçu d’informations correctes (Zheng) en ce qui concerne les concepts fondamentaux, ou qu’elles les ont mal comprises ; et que de plus, elles ne se nourrissent pas régulièrement des livres canoniques ; ou alors elles les lisent mal, ou pas régulièrement, ou bien elles les lisent en cherchant à comprendre mentalement leur contenu. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’entre elles vont se réfugier dans les compromis d’études consistant en une démarche de syncrétisme associant des cadres nosologiques différents (la tradition chinoise et la médecine moderne par exemple), ce qui les éloigne encore davantage de « l’esprit traditionnel », le syncrétisme étant la contrefaçon de la synthèse.
Il ne reste plus qu’à rajouter à cela l’habitude de dispersion culturelle de nos contemporains entretenue par la dictature audio-visuelle médiatisée de ce Kali Yuga pour que s’effondrent d’une part les aptitudes à une compréhension en profondeur des concepts et d’autre part l’intérêt pour des lectures ne laissant aucune place au spectaculaire ou au sentimental.